CHAPITRE 15
Non loin de l’Université de Zurich, s’élevait un immeuble moderne de sept étages donnant sur la Schaffensserstrasse. Dans une pièce remplie de puissants ordinateurs et de moniteurs vidéo haute résolution, trois hommes étaient assis. Ce studio avait été loué à une société de production multimédia ayant pour vocation d’effectuer des duplicata et des restaurations de films vidéo, et offrant également ses services aux entreprises et aux sociétés de surveillance.
Il y avait là un homme en manche de chemise. Maigre, les cheveux blancs, il faisait bien plus que ses quarante-six ans. Il sortit une cassette vidéo d’un magnétoscope digital Composite D2 et l’inséra dans le lecteur d’un ordinateur graphique Quantel Sapphire. Il venait de copier la cassette de surveillance qu’on lui avait remise. À présent, grâce à son ordinateur graphique fabriqué en Angleterre et conçu à l’origine pour le Home Office, le MI-5 britannique, il s’apprêtait à agrandir l’image.
L’homme aux cheveux blancs travaillait en silence. Avant qu’une société privée de sécurité londonienne le débauche en lui offrant le double de son salaire, il avait fait partie du Home Office en tant qu’expert en vidéo, l’un des meilleurs. Les deux individus qui se trouvaient avec lui l’avaient engagé, par l’intermédiaire de la société de sécurité en question, pour une courte mission à Zurich. Il ne les connaissait pas. Il savait seulement qu’ils lui verseraient une bonne prime. Ils lui avaient déjà payé le voyage Londres-Zurich en classe affaires.
Les deux mystérieux personnages se tenaient un peu en retrait et discutaient entre eux. On aurait pu les prendre pour des hommes d’affaires venant de n’importe quel pays du monde, bien qu’ils s’expriment en hollandais, une langue que l’expert comprenait relativement bien.
À l’autre bout de la pièce, le technicien fixait l’écran de son ordinateur. En bas, étaient inscrits CAM2, la date et l’heure. L’image était saccadée, comme si elle clignotait. Il lança à ses clients :
« Très bien, maintenant dites-moi ce que vous aimeriez obtenir. Vous voulez effectuer une comparaison entre le type sur la bande et une photo que vous possédez de lui ?
– Non, répondit le premier Hollandais. Nous savons qui il est. Nous voulons voir ce qu’il lit.
– J’aurais dû m’en douter, grommela le technicien. Bon Dieu, le bout de papier qu’il tient est dans l’ombre.
– Que pensez-vous de la qualité de cette cassette ? demanda le deuxième homme.
– Pas mauvaise, dit le technicien. Deux images-seconde, c’est le standard. La plupart des banques utilisent un équipement vraiment nul, mais par chance celle-ci avait une caméra haute résolution. Enfin, cela dit, on aurait pu la placer un peu mieux, mais c’est très courant aussi. »
Le deuxième homme d’affaires demanda :
« Donc vous pouvez zoomer sur le papier qu’il tient dans la main ?
– Bien sûr, le logiciel de ce Quantel a été conçu pour compenser tous les problèmes qu’on a coutume de rencontrer au cours de l’agrandissement digital – le blockiness et tout le reste. La difficulté réside ailleurs. L’embêtant c’est l’ombre.
– Il paraît que vous êtes le meilleur, dit le premier d’une voix aigre. En tout cas, vous êtes le plus cher.
– Je sais, je sais, fit le technicien. C’est vrai. Bon, je peux augmenter le contraste. » Il cliqua sur un menu déroulant qui annonçait définition, zoom, couleur et contraste. En cliquant sur le « + » il réduisit les gris jusqu’à ce que le papier que regardait l’homme dans la salle des coffres soit presque lisible, puis augmenta la résolution en cliquant sur un autre chiffre. Il retoucha encore un peu le contraste puis cliqua sur définition pour affiner encore l’image.
« Parfait, fit-il enfin.
– Pouvez-vous voir ce qu’il est en train de lire ? demanda le deuxième homme.
– En fait, c’est une photo.
– Une photo ?
– Ouais. Un vieux cliché. Un portrait de groupe. Plusieurs individus habillés de manière classique. On dirait des hommes d’affaires. Deux officiers allemands, aussi. Oui, un portrait de groupe. Des montagnes à l’arrière-plan…
– Pouvez-vous faire apparaître leurs visages ?
– Si vous me donnez… juste… ah, nous y sommes. » Il zooma sur la photographie jusqu’à ce qu’elle occupe tout l’écran. « Je vois écrit "Zurich 1945". "Sig" quelque chose… ? »
Le deuxième homme jeta un coup d’œil à son compagnon.
« Dieu du ciel. » Il s’approcha de l’écran de l’ordinateur.
Le technicien dit : « Sigma AG ? »
Le deuxième homme marmonna entre ses dents.
« Il l’a trouvé.
– C’est ce que je pensais, répliqua son collègue.
– Très bien, lança le deuxième homme au technicien. Je veux que vous m’en fassiez une sortie imprimante. Je veux aussi un portrait de ce gars, le meilleur que vous puissiez obtenir.
– Tirez-le en cinquante exemplaires », ajouta le premier, en se levant.
Le deuxième homme traversa la pièce pour discuter avec son collègue.
« Faites passer le mot, dit-il calmement.
– Nos précautions n’ont servi à rien. L’Américain représente une menace sérieuse à présent. »
Washington DC
Assise face à Bartlett, Anna Navarro se recroquevilla sur son siège. Le bureau d’Alan Bartlett était aussi vide que d’habitude, l’expression de l’homme toujours aussi opaque.
« J’ai suivi la trace des transferts de fonds effectués par Robert Mailhot à partir de la Novia Scotia National Bank et je suis remontée jusqu’à un compte dans les îles Caïmans. Mais là, j’ai peur de m’être heurtée à une impasse, précisa Anna. La seule source que nous ayons là-bas confirme l’existence d’activités récentes sur le compte, concernant également des capitaux appartenant à Prosperi. Mais ensuite, comme je disais, on perd la trace de l’argent. Découvrir où aboutit l’argent est une chose. C’en est une autre que de savoir qui l’a apporté. Maintenant, nous devrions passer par les voies habituelles, non ?
– C’est hors de question, dit Bartlett, un tantinet grincheux. Cela compromettrait la sécurité de toute l’opération. Quiconque ayant intérêt à arrêter l’enquête pourrait le faire facilement. En outre, nous risquerions de mettre en péril la vie d’autres personnes, des cibles potentielles.
– Je comprends, répondit Anna. Mais je ne veux pas non plus que l’incident d’Asunciôn se reproduise. C’est le prix à payer quand on passe par les réseaux parallèles. Ceux qui sont derrière cette… je cherche le mot juste, cette conspiration… ont eu le bras assez long pour nous empêcher d’agir.
– Je vous l’accorde. Mais si jamais nous passons l’affaire au niveau A-II, si nous lançons une enquête officielle, c’en est fini du secret. On aurait plus vite fait de sortir une publicité dans le New York Times ou d’expliquer notre stratégie aux personnes qui font l’objet de cette investigation. Nous ne pouvons ignorer qu’il existe au sein des services secrets des individus qui mangent à tous les râteliers.
– Un dossier classé A-II bénéficie d’une haute confidentialité. Je ne suis pas d’accord…
– Ça je m’en doute, fit-il d’une voix glaciale. Je me suis peut-être trompé… peut-être n’êtes-vous finalement qu’une bureaucrate bête et disciplinée. »
Elle ignora son attaque.
« J’ai participé à de nombreuses enquêtes internationales, y compris des enquêtes sur des homicides. Et je suis sûre que rien n’a jamais filtré. Surtout quand on sait que des hommes d’État peuvent être impliqués. Au Salvador, lorsque des membres du gouvernement ont fait tuer des Américains pour couvrir…
– Comme vous le savez, je suis parfaitement renseigné sur vos brillants états de service, agent Navarro, dit Bartlett avec une certaine impatience. Mais vous citez l’exemple d’un seul et unique gouvernement étranger. Moi, je parle d’une demi-douzaine ou plus. Ça fait une sacrée différence.
– Vous dites qu’il y a eu une victime à Oslo ?
– D’après nos tout derniers renseignements, oui.
– Alors il faut que le ministère de la Justice lance un appel confidentiel au Bureau du Procureur norvégien, requérant le silence absolu.
– Non. Si nous contactons directement les autorités norvégiennes, nous courons un trop grand risque.
– Alors je veux la liste. Pas celle des cadavres. Je veux le nom des personnes figurant dans les dossiers Sigma. Votre "liste rouge".
– C’est impossible.
– Je vois… je n’ai le droit de les approcher qu’une fois morts. Eh bien, dans ce cas, je souhaite être déchargée de l’affaire. »
Il hésita.
« Ne jouez pas au plus fin, Miss Navarro. Cette mission vous a été attribuée. » Bartlett ne prenait plus la peine de se composer une attitude noble et bienveillante. À présent, Anna entrevoyait la dureté du personnage, cette volonté d’acier qui avait mené Bartlett jusqu’au sommet de l’une des administrations les plus puissantes du pays.
« Vous n’avez vraiment pas le choix.
– Je peux tomber malade, me trouver soudain dans l’incapacité de faire mon boulot. De voyager.
– Vous ne feriez pas cela.
– Non, si vous me donnez la liste rouge.
– Je vous l’ai dit. C’est impossible. Cette opération doit respecter certaines règles et ces règles impliquent parfois des contraintes que vous devez accepter comme les paramètres de votre enquête.
– Écoutez, dit-elle, treize des vieillards figurant sur votre liste Sigma sont morts dans des "circonstances douteuses", dirons-nous. Trois restent en vie, d’accord ?
– D’après ce que nous savons.
– Alors laissez-moi vous soumettre un scénario. L’un de ces types meurt, assassiné ou peu importe… nous ne pouvons nous rendre auprès du corps sans la mise en œuvre d’une sorte de coopération gouvernementale, à un niveau ou à un autre. D’accord ? Mais si nous contactons l’un d’eux avant qu’il soit tué… Écoutez, je comprends que je suis censée enquêter sur des morts, pas sur des vivants. Pourtant, si nous les considérons comme des témoins potentiels et que nous les plaçons sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre – en toute discrétion, bien sûr… »
Bartlett l’observait avec attention. Sur son visage, défilaient des considérations conflictuelles. Il lui tendit une feuille de papier portant divers tampons : secret, noforn et nocontract. Ces classifications servaient à préciser qu’en plus des contraintes habituelles, liées à la confidentialité, ce document ne devait en aucun cas se voir divulgué auprès d’employés de nationalité étrangère ou travaillant sous contrat.
« La liste », dit-il d’une voix posée.
Elle en parcourut rapidement les colonnes – les pseudonymes, les vrais noms, ceux des parents encore en vie et les numéros des fichiers correspondants. Trois vieillards étaient encore de ce monde. Pays d’origine : Portugal, Italie, Suisse.
« Pas d’adresses ? demanda-t-elle.
– Rien que celles de leurs anciens domiciles. Nous n’avons pas réussi à nous procurer leurs nouvelles adresses par les voies classiques. Ils ont tous déménagé au cours de l’année dernière.
– L’année dernière ? Ils pourraient vivre n’importe où sur cette planète.
– C’est une éventualité. Mais selon toute probabilité, ces personnes n’ont pas quitté leurs pays d’origine, ni même leurs régions – quand on atteint un certain âge, on se trouve pris dans une sorte de champ gravitationnel. Les vieillards répugnent à se déraciner complètement. Même quand leur sécurité est en jeu, ils refusent de bouleverser leur vie privée. D’un autre côté, ils n’ont pas laissé d’adresse où faire suivre leur courrier. De toute évidence, ils évitent de se faire remarquer.
– Ils se cachent, dit Anna. Ils ont peur.
– Il semblerait qu’ils aient des raisons pour cela.
– C’est comme si se jouait une sorte de compétition gériatrique. Comment se peut-il qu’une entité ayant pris naissance avant la fondation de la CIA puisse encore avoir un tel pouvoir ? »
Bartlett tendit le cou, posa son regard sur la petite vitrine tendue de velours avant de se retourner vers Anna.
« Certaines choses gagnent en puissance avec le temps. De plus, il ne faut surtout pas confondre la taille et l’influence. Aujourd’hui, la CIA est une institution gouvernementale vaste et solide reposant sur d’innombrables couches bureaucratiques. Au début, les réseaux personnels étaient intimement liés aux instances du pouvoir. Ce fut le cas pour Bill Donovan, le fondateur de l’OSS, et plus encore pour Allen Dulles. Oui, on connaît Dulles pour le rôle qu’il a joué dans la création de la CIA, mais il possède à son actif des réalisations plus impressionnantes. Pour lui, il n’y avait qu’une bataille, celle menée contre la gauche révolutionnaire.
– On l’appelait l’"espion gentleman", n’est-ce pas ?
– Son côté "gentleman" faisait de lui un personnage aussi dangereux que son côté "espion". Il n’a jamais été aussi puissant qu’à l’époque où il était un citoyen ordinaire, celle où son frère Foster et lui dirigeaient le département des finances internationales chez Adler & Cooper.
– Le cabinet d’avocats ? Qu’y faisaient-ils ? Ils espionnaient leurs clients ? »
Bartlett lui lança un regard dédaigneux.
« C’est une erreur de débutant que de sous-estimer la portée des affaires privées. Adler & Cooper était plus qu’un simple cabinet d’avocats. Il avait une véritable envergure internationale. En voyageant autour du monde, Dulles a tissé une sorte de toile d’araignée couvrant toute l’Europe. Il a dressé la liste des confédérés de toutes les grandes cités, aussi bien chez les Alliés que parmi les puissances de l’Axe et chez les neutres.
– Les confédérés ? l’interrompit Anna. Que voulez-vous dire ?
– Des individus très haut placés – des contacts, des amis, des "atouts", appelez-les comme vous voudrez -qui étaient effectivement sous contrat avec Allen Dulles. Ils lui servaient d’informateurs, de conseillers, mais aussi d’agents d’influence. Dulles savait comment éveiller l’intérêt des gens. Après tout, il a facilité une quantité incroyable de transactions impliquant des gouvernements et des firmes internationales, et cela faisait de lui un individu qu’il fallait à tout prix compter au nombre de ses connaissances. Si vous étiez un homme d’affaires, il pouvait vous assurer la conclusion d’un énorme contrat public. Si vous étiez un haut fonctionnaire, il pouvait vous fournir une information cruciale susceptible de vous faire monter en grade. L’argent et les renseignements – Dulles savait qu’on pouvait aisément convertir l’un dans l’autre, comme on ferait entre deux devises, bien qu’en la matière les taux de change soient très instables. Et, bien sûr, le rôle d’intermédiaire tenu par Dulles reposait sur le fait qu’il en savait juste un tout petit peu plus que les autres.
– Un intermédiaire ?
– Peut-être avez-vous entendu parler de la Bank for International Settlement de Bâle ?
– Je ne pense pas.
– C’était avant tout un service de comptabilité au sein duquel, pendant la guerre, les hommes d’affaires des deux bords pouvaient analyser la distribution des dividendes. Une institution fort utile – si vous étiez un homme d’affaires. Après tout, les affaires ne s’arrêtent pas aux premiers coups de canon. Mais les hostilités perturbaient le jeu des partenariats et des alliances commerciales, car elles créaient toutes sortes d’obstacles.
– Un tableau guère séduisant.
– C’est la réalité. Dulles, vous voyez, croyait dans le "réseau". C’est la clé qui nous permet de comprendre la mission à laquelle il a consacré sa vie. Un réseau était une toile constituée d’individus – une configuration complexe dont l’influence dépassait largement celle attachée à la somme de ses parties. C’est une chose vraiment étonnante quand on y pense. Vous voyez, on en revient toujours au bois tordu de l’humanité. »
Anna leva un sourcil.
« Ça fait un peu froid dans le dos. »
Une veine se mit à battre sur la tempe de Bartlett.
« Ça fait froid dans le dos, et pas qu’un peu. Le propre de ces réseaux est qu’ils restent invisibles pour ceux qui n’en font pas partie – et même pour ceux qui en font partie. Ils ont également tendance à survivre aux individus qui les ont tissés. On pourrait dire qu’ils possèdent une existence à part entière. En outre, ils peuvent avoir des effets redoutables sur les organisations qu’ils investissent. » Il ajusta de nouveau ses boutons de manchette.
« J’ai parlé de toiles d’araignée. À ce propos, il existe une curieuse guêpe parasite, minuscule, qui se classe sous le genre Hymenœpimecis – une petite créature intelligente capable de paralyser momentanément une araignée avant de déposer ses œufs dans son abdomen. Ensuite, l’araignée retourne à ses activités, comme si de rien n’était, pendant que les larves se développent en elle et se nourrissent de sa substance. Puis une nuit, les larves mutent et tuent l’araignée, après l’avoir amenée à modifier son comportement par des moyens chimiques. Cette nuit-là, elles obligent l’araignée à tisser un cocon dont elle n’a que faire mais que les larves utiliseront. Dès qu’elle a terminé son œuvre, les larves dévorent l’araignée et suspendent le cocon à la toile tissée à cet effet. C’est une chose assez extraordinaire, cette patiente manipulation destinée à changer le comportement de l’hôte. Mais ce n’est rien comparé à ce que les humains sont capables d’inventer. Voilà le genre de choses que j’ai en tête, Miss Navarro. Qui donc vit à l’intérieur de nous ? Quelles forces invisibles seraient capables de manipuler l’appareil gouvernemental en construisant une toile au service de leurs objectifs ? Quand le parasite décidera-t-il de dévorer son hôte ?
– OK, je prends le relais, intervint Anna. Disons que voilà un demi-siècle, quelque obscure conspiration nous pique – elle implante en nous une chose qui va grandir et causer des dommages. Mais comment pouvons-nous le savoir ?
– C’est une excellente question, Miss Navarro. répliqua Bartlett. Les toiles sont difficiles à voir, n’est-ce pas, même quand elles sont grandes. Avez-vous jamais pénétré dans une vieille cave ou un entrepôt plongé dans la pénombre ? Vous ne voyez rien d’autre que les ténèbres. Puis vous allumez une torche et constatez soudain que l’espace vide au-dessus de votre tête n’est pas si vide que cela – mais rempli de toiles d’araignées disposées en couches, un grand dôme constitué de filaments pareils à du verre. Vous dirigez le faisceau de la torche vers un autre endroit et le dôme disparaît – comme s’il n’avait jamais existé. Vous êtes-vous jamais imaginée dans ce genre de situation ? Vous levez les yeux. Rien. Puis vous orientez la lumière juste dans le bon angle, vous fixez un point intermédiaire et tout réapparaît. » Bartlett détailla le visage d’Anna pour voir si elle comprenait bien. « Les gens comme moi passent leur vie à rechercher l’angle improbable sous lequel les vieilles toiles d’araignées apparaissent. Parfois on regarde trop attentivement, on s’imagine des choses. Parfois on voit la pure réalité. Vous, Miss Navarro, me semblez peu portée sur les choses de l’imaginaire.
– À mon avis, vous vous fiez trop aux apparences, répondit Anna.
– Je ne veux pas dire par là que vous manquez d’imagination – mais que vous exercez sur elle un contrôle rigoureux. Peu importe. Disons simplement que des alliances se sont forgées entre des individus investis de moyens considérables. Cette affaire fait partie du passé. Mais qu’en est-il maintenant ?
J’aimerais bien le savoir. Tout ce que nous avons ce sont ces quelques noms.
– Trois noms, dit Anna. Trois vieillards.
– J’aimerais attirer votre attention sur Gaston Rossignol. En son temps, c’était un très gros banquier. La personne la plus importante sur la liste, et la plus âgée.
– Très bien, dit-elle en levant les yeux. Le Zurichois. Je suppose que vous avez préparé un dossier sur lui. »
Bartlett ouvrit un tiroir de son bureau, en retira un dossier assorti des habituels tampons recommandant le secret et le fit glisser vers Anna.
« Il est assez complet, si l’on fait abstraction de tout ce que nous ignorons, évidemment.
– Bon, fit Anna. Je veux le voir avant qu’il y passe, comme les autres.
– À supposer que vous puissiez le localiser.
– Il a toujours vécu à Zurich. Comme vous le disiez, il existe un champ gravitationnel. Même s’il a déménagé, je suppose qu’il n’aura pas voulu quitter ses amis, les membres de sa famille. Les affluents mènent à la source.
– Ou au fossé qui entoure la forteresse. Un homme comme Rossignol possède des amis, haut placés, qui feront tout pour le protéger. Des amis branchés, comme disent les Français. Puissants et bien informés. Ils ont le pouvoir de le faire disparaître, de l’effacer des registres administratifs, des ordinateurs. Avez-vous quelque subterfuge génial en tête ?
– Rien de tel. De quoi se méfient-ils ? Voilà en quoi consiste mon subterfuge. Rossignol n’a rien à craindre de moi. Si ses amis et confédérés sont aussi bien informés que vous l’insinuez, ils le comprendront et passeront le mot.
– Donc vous envisagez une simple "visite de courtoisie" ? » Ces mots étaient empreints d’une ironie désabusée, cependant il semblait intrigué.
Anna haussa les épaules.
« En quelque sorte. J’ai idée que la meilleure route sera aussi la plus directe. Mais je le découvrirai bien assez tôt. » Elle regarda sa montre. « Je prends le prochain vol pour Zurich. »
Mettlenberg, Saint-Gall, Suisse
Un peu plus de cinq heures plus tard, Ben Hartman, assis au volant de sa Range Rover de location, sur le parking réservé au personnel du Regionalspital Sankt Gallen Nord, regardait les gens aller et venir : docteurs, infirmières et autres employés de l’hôpital. Le moteur puissant tournait au ralenti. Heureusement, il n’y avait pas grand-monde, bien qu’il soit 17 heures passées, heure de sortie des bureaux. Le soir commençait à tomber et les lumières de la rue s’allumaient.
Il avait appelé l’hôpital depuis Zurich et demandé le Dr Margarethe Hubli. On lui avait aussitôt passé le service de pédiatrie où il avait demandé, en anglais, si elle était là.
Oui, lui avait-on répondu ; souhaitez-vous prendre rendez-vous avec le docteur ? L’infirmière parlait un anglais hésitant mais compréhensible.
« Non, avait-il dit. Je désirais juste m’assurer que le docteur était de service ce soir. Mon enfant est malade et je voulais savoir si vous aviez un pédiatre disponible en cas de besoin. » Il avait remercié l’infirmière et raccroché non sans s’être renseigné au préalable sur l’heure à laquelle le Dr Hubli quittait son travail.
Liesl était censée terminer sa journée à 4 heures de l’après-midi. Il attendait depuis plus de deux heures ; elle avait déjà une bonne heure de retard. Ben était certain qu’elle se trouvait encore à l’intérieur. De plus, il avait repéré sa Renault garée sur le parking. Il se disait qu’elle faisait partie de ces médecins qui se consacrent corps et âme à leur travail sans trop prêter attention aux horaires.
Subitement il se rendit compte qu’il était assis là depuis un bon bout de temps.
Le document de constitution de société auquel Peter avait fait allusion ne se trouvait pas dans le coffre, mais il devait bien être quelque part. Il avait prétendu l’avoir placé en lieu sûr. Liesl disait-elle la vérité quand elle déclarait ignorer sa cachette ? Si oui, Peter aurait-il pu le dissimuler au milieu de ses propres affaires, dans la cabane, et ce à l’insu de Liesl ?
Elle avait répondu trop rapidement quand Ben lui avait demandé si Peter pouvait avoir caché un objet chez eux. Elle savait une chose dont elle ne voulait pas parler.
Il fallait qu’il aille inspecter cette fameuse cabane.
Quarante minutes plus tard, Liesl sortit des urgences.
Elle plaisantait avec quelqu’un qu’elle salua bientôt d’un geste de la main avant de remonter la fermeture Éclair de sa veste en cuir. Puis elle se dirigea d’un pas rapide vers sa voiture, s’installa au volant et démarra.
Ben attendit qu’elle ait pris un peu d’avance sur la route pour quitter le parking. Elle ne risquait pas de reconnaître sa Range Rover et, bien qu’elle soit toujours sur ses gardes, n’avait aucune raison de se méfier de quoi que ce soit de particulier. Pourtant, mieux valait rester discret.
Dans une librairie spécialisée de Zurich, il s’était procuré une carte du canton de Saint-Gall, ce qui lui avait permis d’étudier les routes de la région. Peter et Liesl avaient dit l’un comme l’autre qu’ils vivaient dans une « cabane ». Ben en déduisit que leur maison était probablement construite dans les bois. Il y avait une forêt à quelque huit kilomètres de l’hôpital, vers le nord-nord-ouest. La seule autre forêt dans un rayon de deux heures se trouvait à quarante kilomètres. Un trajet trop important, passant par des routes secondaires, pour quelqu’un qui devait se rendre à son travail tous les jours – et parfois même y retourner en cas d’urgence. Non, la cabane qu’il cherchait était probablement bâtie dans les bois les plus proches.
Ayant mémorisé les routes des environs, il savait que le prochain carrefour était à plus de deux kilomètres. Mais si elle s’arrêtait en chemin et prenait un embranchement, il risquait de la perdre. Il n’avait plus qu’à espérer qu’elle n’en ferait rien.
Cette région était parcourue de collines et de vallons et bientôt la route se mit à grimper. Arrivé en haut de la côte, il put enfin voir ce qui se passait loin devant lui, si bien qu’il repéra la Renault de Liesl, arrêtée à un feu. Au carrefour suivant, se trouvait l’embranchement de la Nationale 10. Si elle tournait à gauche sur la 10, elle se dirigerait vers la forêt qu’il avait remarquée sur la carte. Si elle prenait sur la droite, ou dépassait la 10, elle pouvait aller n’importe où ailleurs.
La Renault prit sur la gauche.
Ben accéléra et atteignit le carrefour quelques minutes après elle. La route était assez fréquentée pour qu’elle ne le remarque pas. Il était sûr qu’elle ne l’avait pas encore repéré.
La nationale à quatre voies longeait des rails de chemin de fer, passait devant plusieurs immenses fermes et des champs s’étendant à perte de vue.
Dès qu’il bifurqua sur la route étroite et sinueuse, il s’aperçut qu’il était seul à la suivre. Ennuyeux. La nuit était tombée et il n’y avait presque pas de circulation. D’une minute à l’autre, elle l’apercevrait derrière elle. Le contraire était impossible. Quand elle le verrait, soit elle ralentirait pour en avoir le cœur net, soit, plus probablement, elle tenterait de le semer. Dans un cas comme dans l’autre, il n’aurait d’autre solution que de se montrer.
Par chance, les lacets l’aidèrent à se dissimuler. Il lui suffisait de laisser un virage entre elle et lui. À présent, ils traversaient une zone d’abord légèrement boisée mais dont la végétation devenait de plus en plus dense au fur et à mesure de leur avancée. De temps à autre, il apercevait la lumière de ses phares. Un éclair qui apparaissait puis disparaissait à chaque tournant. Il pouvait ainsi la suivre de loin en lui laissant prendre de l’avance, juste au cas où elle aurait remarqué la Rover.
Mais quelques minutes plus tard, les phares avaient disparu.
Où était-elle passée ? Avait-elle quitté la route ? Il accéléra pour voir si elle l’avait distancé mais, après avoir parcouru un kilomètre à cette allure, il dut bien constater qu’il avait perdu sa trace.
Sans doute s’était-elle enfoncée dans les bois, et pourtant, Ben n’avait pas remarqué de route ni de sentier partant dans cette direction. Il s’arrêta, fit demi-tour – aucune voiture à l’horizon – et repartit au ralenti, pour ne pas rater les éventuels embranchements.
La tâche n’avait rien de facile ; il faisait très sombre.
Bientôt il distingua quelque chose qui ressemblait vaguement à une route. Disons plutôt un mauvais chemin, un sentier. En y regardant de plus près, il vit les ornières laissées par des pneus.
Il s’y engagea donc et comprit tout de suite qu’il convenait de ralentir. Il y avait tout juste assez de place pour une petite Renault. La Range Rover, elle, était bien trop large. Les branches et les rameaux raclaient les flancs de la voiture. Il relâcha encore un peu l’accélérateur pour éviter que le bruit du moteur n’attire l’attention de Liesl.
Grâce à la carte de Saint-Gall, il savait que la forêt où il avait pénétré n’était pas très vaste. Elle entourait un petit lac – un étang, en fait – et, apparemment, la seule voie d’accès était le chemin sur lequel il roulait.
Bon.
À supposer que la carte soit exacte.
Ben arriva à un croisement. Il freina, sortit de son véhicule et vit que l’une des deux branches de la fourche menait à un cul-de-sac, une trentaine de mètres plus loin. L’autre, un sentier creusé d’ornières, continuait tout droit. Il s’y engagea et poursuivit sa pénible progression en se demandant comment la Renault de Liesl pouvait passer par là alors que la Range Rover avait tant de mal à y parvenir.
Peu de temps après, il constata que ce sentier lui aussi aboutissait à une impasse.
C’est alors qu’il aperçut la Renault.
Il gara la Range Rover à côté et descendit. Il faisait totalement nuit, à présent, et on n’y voyait goutte. Dès que le moteur de la voiture cessa de tourner, un silence presque absolu s’abattit sur les bois. De temps à autre, on percevait de légers bruissements, sans doute produits par de petits animaux. Des gazouillis, des pépiements d’oiseaux.
Lorsque ses yeux se lurent accoutumés à l’obscurité, il découvrit un autre sentier, encore plus étroit que les autres et recouvert d’un dôme de branchages. Il courba les épaules, passa sous une branche et entama sa progression. À plusieurs reprises, il perdit l’équilibre. À cause des brindilles, il devait se protéger les yeux avec les mains.
Il vit une lueur. Une clairière abritait une petite cabane de rondins grossièrement recouverts de plâtre. Elle possédait plusieurs fenêtres vitrées ; cette maison n’était pas aussi rustique qu’elle le paraissait au premier abord ; l’entrée devait se situer de l’autre côté. Ben se trouvait à l’arrière de la cabane ; une lumière brillait à l’intérieur. Avançant à pas de loup, il s’approcha du bâtiment, le contourna pour atteindre la façade.
Soudain un déclic métallique brisa le silence. Ben sursauta et leva les yeux.
Liesl se tenait devant lui, une arme braquée dans sa direction.
« Restez où vous êtes ! cria-t-elle.
– Attendez ! » repartit Ben sur le même ton. Mon Dieu, elle n’avait peur de rien, affronter ainsi un intrus. Il lui suffirait d’une fraction de seconde pour le tuer.
« C’est vous ! lâcha-t-elle en le reconnaissant soudain. Que diable faites-vous ici ? » Elle abaissa son arme.
« J’ai besoin de votre aide, Liesl », dit-il.
Dans la lueur oblique de la lune, son visage indistinct semblait déformé par la rage.
« Vous avez dû me suivre depuis l’hôpital ! Quel culot !
– Il faut que vous m’aidiez à découvrir quelque chose, Liesl, je vous en prie. » Il devait faire en sorte qu’elle t’écoute.
Elle agita furieusement la tête de droite à gauche.
« Vous avez compromis ma sécurité ! Allez-vous faire voir !
– Liesl, on ne m’a pas suivi.
– Comment pouvez-vous en être sûr ? C’est une voiture de location ?
– Oui, je l’ai prise à Zurich.
– – Bien entendu. Quel imbécile ! S’ils vous surveillaient quand vous étiez à Zurich, ils savent que vous avez loué ce véhicule.
– Mais personne ne m’a suivi jusqu’ici.
– Qu’est-ce que vous en savez ? lança-t-elle. Vous êtes un amateur !
– Et vous aussi.
– Oui, mais une amatrice qui côtoie la mort depuis quatre ans. Maintenant, allez-vous-en. Partez !
– Non, Liesl, dit-il avec une calme assurance. Il faut que nous parlions. »